André Lozano a.k.a Loz

Joie & Paresse

Manifeste

Introduction

Et s’il fallait travailler moins ? en faire moins ?

Ce manifeste est tout d'abord motivé par une inquiétude légitime, le monde tel qu'il existait depuis la dernière ère glaciaire est bouleversé, les équilibres écologiques vacillent et certains pensent même que la vie sur terre est en cours d'anéantissement, il est vrai qu'avec le dérèglement climatique et l'extinction massive des espèces il y a de quoi être inquiet pour les générations futures, d'ailleurs c'est à celles-ci que ce manifeste s'adresse en priorité.

L'humanité en tant qu'espèce (homo sapiens) est présente dans l'écosystème terrestre depuis 200 000 ans. Or, durant les premières 199 700 années jamais sa présence sur terre n’eut les conséquences catastrophiques qu’elle provoque depuis 300 ans. Donc s'il faut trouver une origine, un événement fondateur à cette catastrophe anthropologique et écologique, c'est bien à la fin du XVIIe qu'il faut le chercher. Mais savoir quand ça a commencé ne suffit pas, encore faudra-t-il être capable de cerner précisément le phénomène social et économique à l'origine de cette révolution anthropologique sans précédent, c’est-à-dire ce qui a transformé l'espèce la mieux dotée pour s'adapter à tous les climats et à tous les environnements naturels même les plus inhospitaliers (ce qui est exceptionnel pour une espèce animale) en une sorte de cancer pour l'écosystème.

Connaître l'origine et la source de cette organisation sociale et économique absolument inédite qui advient à la fin du XVIIe siècle d'abord en Angleterre et qui s'étend progressivement au XVIIIe à toute l’Europe en entraînant au XIXe la révolution industrielle avec un accroissement brutal et presque exponentiel de la productivité et de la production des marchandises, connaître donc l'origine et la source de ce phénoménal bouleversement est fondamental pour éviter d'anéantir l'écosystème et c'est justement l'objectif de ce manifeste.

Travail et Marchandises

En vérité nous connaissons mal "l'avant" de l'ère industrielle, on imagine souvent qu'il s'agissait d'une époque obscure de souffrances perpétuelles, un monde barbare de paysans survivant tant bien que mal aux famines et aux maladies. Nous savons maintenant grâce aux nombreuses études historiques que cette vision est caricaturale et infondée. Ce que la "civilisation productiviste" a apporté aux primitifs (qu'ils soient indigènes ou paysans européens) c'est le Travail comme nouveau paradigme de l'activité sociale et économique. Impossible de résumer en quelques lignes la nature du travail ici, mais pour faire image disons qu'il n'est pas évident de trouver le mot travail dans le vocabulaire d'un paysan du XVIe ni d'ailleurs dans le vocabulaire latin, à la place du mot travail on trouve les mots Labor et Opus. Dans les faits le paysan se pensait en train de cultiver la terre au lieu de la travailler, peu de gens travaillaient à proprement parler.

Il y avait bien une activité agricole, artisanale voire même industrielle mais sans que la croissance de la productivité ne soit impérative. Il faut bien l'admettre avant l'ère productiviste on se contentait de répondre aux besoins avec les moyens et les connaissances disponibles, sans jamais travailler à proprement parler dans ce qui paraissait être une société fondée sur l'offre et la demande.

Il y avait aussi l'activité des esclaves, les indigènes des colonies, le servage et c'est justement cette activité-là, surtout à l'époque de la traite négrière, qui était la forme d'activité la plus semblable au travail tel que nous le connaissons, c'est à dire une activité contrainte où le producteur n'a aucun pouvoir ni sur les moyens, ni sur l'organisation, ni sur la finalité de la production et encore moins sur les bénéfices tirés de la production elle-même ce qui s'apparente en résumé à l'aliénation par le travail.

En remplaçant pour plus de clarté le mot travail par tourment‑souffrance (sens étymologique) on peut aisément comprendre qu'une organisation sociale reposant uniquement sur le tourment‑souffrance ne peut être viable à long terme (à moins de réduire en esclavage la totalité des producteurs). Par conséquent celle-ci doit s'accompagner en toute logique d'un pendant propice à rétablir un équilibre et à le rendre supportable, c'est là qu'intervient la récompense-marchandise. En effet étant donné qu’aucun plaisir n’est envisageable pendant l’activité productrice (aliénante) alors il faut proposer un plaisir d’après. C'est l'idée simple que les sacrifices consentis ici et maintenant nous permettront de jouir de plus grands plaisirs plus tard (ce qui ressemble beaucoup à une actualisation de la promesse du paradis après une vie terrestre épouvantable). Cette conception utilitariste du sacrifice (l'effort par le travail) en vue d'une récompense (marchandise) sous-tend cette articulation très singulière qui se résume ainsi : Au travail-marchandise qui aliène il lui faut une récompense-marchandise qui légitime.

En conclusion nous pouvons dire, qu'en conditionnant le travail à la récompense-marchandise et inversement, l'organisation sociale et économique consacre la marchandise comme récompense du travail-souffrance et ce dès la fin du XVIIe (en Angleterre). Ainsi plus grande sera la souffrance éprouvée par une activité forcée et accaparante (croissance de la productivité oblige) plus grande sera l'aspiration à la récompense par les marchandises. Nous entraînant ainsi dans un cercle vicieux, car rapidement la véritable satisfaction devient impossible et la productivité nécessaire insoutenable.

Ainsi donc par le travail-souffrance que l’on récompense par de la récompense-marchandise on parvint dès la fin du XVIIe en Angleterre à faire décoller la productivité au prix d'une aliénation générale de l'humanité et d'une décroissance inexorable des ressources naturelles car le progrès ne tombe pas du ciel.

Alternative

Paresse

La paresse est la chose la plus commune, les plantes sont paresseuses, les animaux aussi et les roches elle-mêmes évoluent avec une paresse infinie. D'ailleurs si la paresse ne régnait pas dans ce monde naturel, comment aurions-nous trouvé les moyens de le rendre si incroyablement productif, si rentable avec les conséquences catastrophiques que l'on connaît, la preuve qu'on pouvait en stimulant la productivité convertir le monde entier au travail. Ainsi la vapeur, la houille, l'atome, le vent, les muscles et l'esprit soit toutes les forces et ressources disponibles sont devenues les vecteurs efficaces de la production et du commerce des marchandises dans le cadre d'une mobilisation totale et sans précédent par le travail.

Pourtant depuis que les premières cellules vivantes sont apparues sur terre il y a environ 3,8 milliards d'années, la paresse et la lenteur semblent avoir plutôt réussi au développement et à l'épanouissement de la vie. Une évolution patiente et buissonnante, des milliards d'années d'équilibre toujours retrouvé, de transformation lente, de paresse malgré les catastrophes célestes et terrestres ont créé un écosystème presque parfait où aucun déchet n'a jamais constitué une menace, où les organismes vivants ont vécu sans se soucier d'autre chose que de prospérer en satisfaisant uniquement leurs besoins vitaux. Il est commun d'observer qu'aucune forme de vie ne cherche à prendre plus que le nécessaire et au final rend tout autant, durant son existence ou en périssant.

Qu'est-que la paresse ? sinon un mode de production pacifique pour reprendre la casuistique économique, ou plus précisément un mode d'existence pacifique, dénué de toute agressivité gratuite, où la volonté de produire toujours davantage est absente. Une forme de production en adéquation avec la première loi de la thermodynamique : rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.

Qu'est-ce que la paresse sinon un mode d'existence sain et harmonieux, car la paresse ne pousse pas à l'inaction bien au contraire elle est le sens et la raison même de l'action, du labor et de l'opus. À quoi rimerait la vie d'un bâtisseur si jamais il ne s'arrêtait de construire pour contempler son œuvre ?

La paresse est "productive" car elle rend possible la contemplation, la réflexion, la méditation, l'introspection, la pensée, le raisonnement, la joie toute simple de vivre et par là engendre toute sortes d'actions sensées et utiles à la préservation de la vie et à sa prospérité. En effet il ne faut pas confondre le profit (levier de la domination) et la prospérité (épanouissement), allez expliquer aux esclaves que la poursuite du profit leur apportera la prospérité ou expliquez quelle prospérité une forêt amazonienne peut-elle escompter de son exploitation ?

Celui dont l'objectif est de produire et d'extraire sans limite ni raison, lui au contraire, voit de l'improductivité partout, là où il n'y a pas de travail (tourment‑souffrance), ni de croissance, ni de marchandises. Pour celui-là le monde naturel est improductif et par conséquent il faut le tourmenter, le domestiquer, l’exploiter, le discipliner et le dominer. celui-là ne voit dans le monde qu'un potentiel à exploiter que la paresse (pour lui improductive) ruine.

Par conséquent la paresse est vitale, elle est non seulement le mode d'existence de toute vie sur Terre mais le moyen nécessaire au bon épanouissement du vivant. Il faut préserver à tout prix la paresse et la protéger du travail fébrile et destructeur.

Joie

Il n'y a pas de plus belle réalisation humaine que celle qui fait jaillir en nous la joie et par là nous fait reconnaître la vraie valeur car seule l'authentique valeur apporte de la joie. En effet la joie donne de la valeur aux choses, aux actions et aux personnes, c'est d'une évidence telle qu'il est inutile ici d'en faire la démonstration, car c'est elle au final qui détermine toute valeur. Au contraire du plaisir-marchandise (objectivation) qui peut être un moyen ou une monnaie d'échange, la joie n’a pas de prix. Les services, l’attention ou l’obéissance peuvent s’acheter mais pas l'affection, car ce qu'on éprouve est toujours relatif aux efforts que l'on consent et à l'intensité que l'on déploie, et si réciprocité il y a, alors la joie est démultipliée.

La joie est la meilleure sinon l'unique motivation de l'existence. Le désespoir, ce n'est pas un monde sans plaisirs, c'est un monde sans joie. La joie se partage, se conjugue, la joie accroît la joie. Aussi elle nécessite un accomplissement parce qu'elle implique toujours une action ou un échange. Sans échange les relations se dessèchent et dégénèrent en rapports de forces et de subordination, sans action notre vie devient passive, atone voire dépressive. L'oisiveté sans la joie nous plonge dans l'ennui. Pour que nous puissions nous épanouir il nous faut, non pas du travail et du plaisir, mais de la paresse et de la joie ainsi que beaucoup de curiosité pour les êtres et pour les choses car c'est là que se trouve le chemin de la connaissance et de la prospérité. D’ailleurs l'action et la joie sont profondément liées, par exemple : jardiner est une occupation qui demande beaucoup d'efforts et de persévérance (même en dehors de toute perspective productiviste) et pourtant jardiner demeure un loisir pour la plupart d'entre nous, une véritable source de joie pour les inactifs comme on les désignent.

Peut-on imaginer, cultiver, fabriquer, soigner, construire etc. dans la joie d’agir ? C'est une évidence et cela se nomme créer, car la création ne créé pas de la richesse, elle est l'essence même de la richesse, il n'y a pas de richesse sans création authentique et encore moins sans création joyeuse et généreuse. La joie rend ambitieux, passionné, elle encourage le partage et la générosité, ici et maintenant avec les autres et en parfaite harmonie avec le monde minéral, végétal et animal.

La joie est persistante car il n'y a jamais comme pour le plaisir de joie éphémère, ce qui a été accompli ou partagé dans la joie se perpétue longtemps. Ainsi se souvenir d'une joie réactive la joie qu'on a ressentie tout comme l'architecte revisitant sa création ou comme le jardinier contemplant son jardin ou encore comme les parents avec leurs enfants bien après leur naissance. Tout dans la joie nous invite à la lenteur, à la contemplation, à nous attarder sur ce qui a été accompli parce que personne ne désire passer tout de suite à autre chose tant la joie nous apporte une profonde satisfaction.

Conclusion

Il faut cesser de travailler et cesser de cumuler sans fin des marchandises. Il faut agir avec paresse et partager la joie de vivre tout simplement.

Toute civilisation même celle des chasseurs-cueilleurs repose sur une organisation sociale et économique, il ne s'agit pas ici de proscrire le commerce et la production des marchandises, mais d'en refuser le caractère déterminant, c'est-à-dire, prohiber la détermination de la société par la production et le commerce des marchandises.

L'humanité vaut mieux que cela. Autrefois les déterminants de l'organisation sociale et économique s’originaient dans la spiritualité, la famille, la subsistance et la poésie ou encore dans le simple fait d'être ensemble et de poursuivre une communauté de destin. Jamais ce type de déterminant ne s’est sourcé dans une cause extrinsèque à la nature humaine comme c'est hélas le cas depuis la révolution productiviste et marchande.

Jamais on ne nous a privés à ce point de toute joie et de toute paresse. Jamais depuis l'aube de l'humanité nous n'avons été si étrangers à nous-même au point de vénérer les robots et l'intelligence artificielle en espérant, comme par magie, insuffler la vie dans de la matière inanimée.

Déterminer l'organisation sociale et économique par la joie et la paresse paraît non seulement une évidence mais surtout c’est la seule alternative possible, celle qui donne du sens à la vie.

Dernière mise à jour le 10 octobre 2021, 21 janvier 2022

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